Christy Ghosn
November
Selon les données de MRC Data, la musique ancienne, définie comme celle enregistrée il y a plus de dix-huit mois, a représenté en 2022 70 % du marché musical américain, et ce chiffre ne cesse de croître. Les décennies 60 à 90, véritables tournants dans la musique populaire, connaissent aujourd'hui un retour triomphal auprès des jeunes générations. Les ventes de vinyles, par exemple, ont atteint leur plus haut niveau en 20 ans en 2021, malgré des retards de production et des difficultés de fabrication. Mais comment s’explique cette fascination pour les sons d’autrefois? Qu’est-ce qui pousse les jeunes à rechercher des mélodies empreintes de sens, à une époque où la signification des chansons semble s’effacer?
La musique comme voix de résistance
Dans un contexte sociopolitique marqué par la guerre du Vietnam, les luttes pour les droits civiques ou encore la montée des inégalités sociales, la musique s'est imposée comme un moyen de contestation puissant. De Pink Floyd à Bob Marley, ou encore John Lennon, la musique a été un miroir de l’époque et une voix de résistance.
Pink Floyd, avec The Dark Side of the Moon, est connu pour offrir une critique acerbe de la société de consommation. Dans « Money, » David Gilmour critiquait ouvertement l’obsession pour l’argent et l’avidité qui mènent à la corruption et à l’injustice sociale. Il chantait:
“Money, it's a crime
Share it fairly, but don't take a slice of my pie
Money, so it's said
It's the root of all evil today
But if you ask for a rise
It's no surprise that they're giving none away.”
Bob Marley, quant à lui, s’est fait le chantre de la liberté avec des titres comme « Redemption Song. » Inspirée par le discours de Marcus Garvey, la chanson encourage les opprimés à « s’émanciper de l’esclavage mental. » Les paroles de Marley dénoncent l’oppression historique et coloniale tout en transmettant un message universel d’espoir et de résilience.
Par ailleurs, au-delà des artistes, des genres musicaux entiers incarnaient la rébellion. Dans les années 80, le punk prend par exemple racine dans les quartiers populaires des États-Unis et du Royaume-Uni, exprimant la colère d’une jeunesse révoltée contre l’injustice. Il était une arme contre le système, une explosion de rage brute. Le mouvement Riot Grrrl, influencé par le punk rock et avec des groupes comme Bikini Kill, a fait entendre la voix des femmes face au sexisme, au racisme et aux abus de pouvoir. Ces artistes révoltées, souvent marginalisées, ont amplifié leur message dans une société dominée par les hommes.
De plus, la musique ne se limite pas à refléter une époque ou une lutte, elle devient souvent un refuge émotionnel et un point de ralliement collectif dans les moments de crise. L’ascension récente de Fayrouz sur les réseaux sociaux par exemple, en plein contexte de conflit entre le Hezbollah et Israël, en est une parfaite illustration. À l'instar de la musique des décennies passées, utilisée pour mobiliser et inspirer, Fayrouz rappelle que les artistes peuvent eux aussi jouer un rôle fondamental dans la préservation de l’espoir collectif.
L’impact de TikTok : La reprise des classiques
Une tendance alimentée par la montée de plateformes comme TikTok, permet aux utilisateurs de partager de courts extraits de chansons, et d’offrir une nouvelle visibilité à ces classiques d’hier. Par conséquent, des chansons autrefois porteuses d’un message politique ou social fort, sont aujourd'hui souvent utilisées dans des vidéos légères et divertissantes, loin du contexte originel. L’utilisation de ces morceaux sous forme de courts extraits sur TikTok entraîne une transformation de leur signification. En isolant une phrase ou un refrain, l’essence même de la chanson se perd. Ce qui était autrefois un cri de révolte devient une simple toile de fond, transformant la mémoire culturelle collective et vidant ces œuvres de leur portée critique.
Si vous utilisez fréquemment les réseaux sociaux, vous avez forcément entendu "Fortunate Son" de Creedence Clearwater Revival sortie en 1969. Cette chanson écrite dans le contexte de la guerre du Vietnam visait à dénoncer l'injustice sociale et l’hypocrisie des classes privilégiées face à la guerre du Vietnam. En effet, Creedence Clearwater Revival y critiquait le fait que les jeunes hommes des classes populaires étaient envoyés au front, tandis que les fils de familles influentes en étaient exemptés. Cependant, « Fortunate Son » est fréquemment utilisé comme fond sonore pour des vidéos mettant en scène des voitures de luxe, des scènes de vie glamour ou encore des défis humoristiques. Les phrases « It ain't me, it ain't me, I ain't no senator's son » perdent leur connotation de protestation contre l’élite et deviennent simplement un accompagnement musical accrocheur. De plus, en mettant en avant des valeurs opposées à sa critique originelle, « Fortunate Son » est dépouillée de sa portée protestataire. Au lieu d’être un hymne contre l’élite, elle est parfois utilisée pour accompagner des modes de vie qu'elle dénonçait initialement.
Toutefois, il est important de noter et reconnaître que certaines chansons trouvent encore une place dans les débats contemporains. Par exemple, de nombreuses chansons qui revendiquent l'égalité et les droits civiques étaient reprises lors du mouvement Black Lives Matter telles que “A Change Is Gonna Come” de Sam Cooke sortie en 1964, révélant l'intemporalité de certaines chansons qui transcendent leur époque en ralliant les générations actuelles autour des luttes sociales. L’exposition des individus à ces chansons politiques et leur diffusion peuvent alors être des outils puissants pour raviver des thèmes, idées et discours du passé qui regagnent aujourd’hui en pertinence.
Ainsi, il apparaît que de plus en plus de jeunes se tournent vers la musique des décennies passées. Certains avancent que cette tendance traduit une quête de style ou une volonté d’adopter une esthétique « rétro ». Cependant, cette fascination va au-delà du simple effet de mode: aujourd’hui, il semblerait que la musique moderne devienne progressivement dépourvue de son humanité, lisse et parfaite à cause des logiciels qui corrigent tout, des rythmes aux voix... Dans les chansons plus anciennes, l’authenticité derrière ces imperfections qui laissent transparaître l'émotion humaine est palpable, et elle était essentielle pour créer une connexion avec le public. De plus, en matière d’originalité, les années 60, 70 et même 90 étaient marquées par une volonté constante de repousser les frontières et d’innover. À l’époque, les artistes ne cherchaient pas à reproduire des succès préexistants, mais du neuf, de l’époustouflant. Cela serait-il la quête d'une époque où la musique semblait davantage vivre à travers l'âme de l'artiste, plutôt que d'être le produit d'une industrie froide et formatée? Si les jeunes préfèrent parfois la musique « vintage, » c’est peut-être parce qu’ils y trouvent un souffle d’humanité, de passion et d’authenticité, fréquemment absent dans la pop trop lissée et sur-produite d’aujourd’hui.