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Le Diptyque DUNE: la voix d’un autre monde

Montaine Barreau for Cinémenton

October

Le mystère de la vie n'est pas une question à résoudre mais une réalité à vivre (Dune, tome 2). Cela s’applique également à Dune (I/II), diptyque réalisé par Denis Villeneuve, adapté des romans éponymes de Franck Herbert sortis de 1965 à 1985, référence dans le monde de la science-fiction.


Pour tenter d’en apprécier le visionnage, se laisser porter est la première étape. Comprendre tous les enjeux et détails de la trame ne serait que contre-productif. Car Dune, c’est une masse qu’il est difficile de définir. Il y a le sentiment que ce monde est plus grand que ce qu’on en voit, qu’il existe en dehors de notre histoire, que sa morale ne se résume pas en quelques mots. Il serait par conséquent malheureux de vouloir retransmettre une expérience si riche et multiple en quelques lignes, je vais pourtant tenter de le faire. 


Il était Dune fois, une planète, connue sous le nom d’Arrakis. Cette planète est la seule détentrice de l’épice, une substance qui améliore la conscience et permet le voyage spatial; en d’autres termes, elle est fondamentale à la survie du monde conscient. Lorsque l’Empire, qui règne sur le monde conscient, confie à la maison Atréides la charge d’Arrakis, il est connu de tous que cette offrande n’est pas de bon augure, amplifiant les tensions avec la maison Harkonnen, précédente maîtresse d’Arrakis. On suit donc la tragédie de la maison Atréides, incarnée par son héritier Paul, qui trouvera son salut dans le désert, habitat des Fremens, peuple autochtone en attente du messie censé venir changer le destin d’Arrakis.


I. Arrakis, ou la forme


Ce qui saute aux yeux, c’est la singularité de l’œuvre. Le style marqué de Denis Villeneuve, démesuré, vide et presque brutaliste, ne laisse pas indifférent. Le monde est placé comme un personnage auquel on accorde de l’importance. De nombreux plans larges donnent cette impression de gigantisme, mettant en lumière la taille des vaisseaux, des planètes, en comparaison avec celle des individus, écrasés sous le poids des installations, écrasés par le poids de l’histoire. C’est donc un récit de personnages, mais aussi un récit des masses, impulsés par de grands mouvements.


Chaque plan est réfléchi et les mouvements de la caméra restent plausibles, ce qui donne une impression de réalisme. Tout est naturel, au service de l’histoire, des personnages et, dans le cas présent, du film lui-même. Chaque plan est magnifique et nous dévoile la beauté singulière de la nature. Le travail des costumes, qui semblent presque historiques, des décors et des couleurs est également à souligner, retranscrivant avec brio une hybridation des cultures terrestres dont sont issus les peuples de Dune. Jessica, mère de Paul, arbore ainsi de sublimes parures et drapés qui conviennent à son rang de dirigeante politique et religieuse, tandis que les Fremens portent le distille, une combinaison qui recycle leur eau et leur permet de survivre. Le code couleur est réfléchi, associant les couleurs chaudes à la guerre, comme on le retrouve dans l’Histoire, le rouge étant associé à la guerre sainte. On associe le vert au passé de Paul, à l’emblème de sa maison, tandis que l’ orange et le rouge sont associés à son futur. On peut de même coupler le bleu avec l’espoir, qui n’apparaît que rarement. 


Le monde nous semble vivant, on peut le sentir et le toucher. Le premier volet du diptyque a par ailleurs remporté un oscar pour ses effets spéciaux. Le film ayant été tourné dans le désert du Wadi Rum en Jordanie, mais aussi en Norvège, à Abou Dhabi, et enfin dans les plateaux intérieurs et extérieurs de Budapest. On ressent le vrai du décor, qui nous procure une impression familière. Tout est très tactile, profondément émouvant et viscéral. Les personnages ressentent les mêmes choses que nous, elles touchent le sable, peinent à marcher dedans et sont confrontées aux rafales qui giclent sur les dunes. Villeneuve a utilisé de multiples tonnes de poussière pour retranscrire l’ambiance du désert. La lumière est réelle, ce qui apporte du contraste impossible à recréer en post-production. Villeneuve joue d’ailleurs sur l’obscurité des bâtiments conçus pour se protéger du soleil mortel d’Arrakis, avec le soleil de plomb de l’extérieur qui aveugle le spectateur dans la salle obscure. En studio, cela consistait à utiliser des écrans de couleur sable à la place des fameux écrans verts traditionnels pour rendre la lumière du désert plus réaliste et pour éviter la contamination des couleurs. On la découvre ainsi sous toutes ses formes, que ce soit par des rayons dans les tempêtes de sable, sous un teint orangé par temps d’éclipse ou brûlante au zénith. Dune est vivante, elle n’est pas un décor, un fond vert qui sert de lieu où se tient l’intrigue.


La musique apporte également beaucoup à l’atmosphère créée par Villeneuve. Hans Zimmer est en effet grand passionné de la saga de livres Dune et s’est donc attelé à créer un mélange d’étrange et de familier pour plonger le spectateur dans ce monde. On retrouve ainsi des échos de cornemuse, instrument emblème de la maison Atréides, mais surtout des voix. La seule chose qui, selon moi, serait vraie pour n'importe quelle civilisation sur n'importe quel monde est la voix, des voix gutturales pour les Harkonnen, des voix envoûtantes ou guerrières pour les Fremens. 


La musique devait avoir une spiritualité… une qualité sanctifiée[…]. Quelque chose qui élèverait l'âme et aurait l'effet que seule la musique sacrée peut produire. La musique rend sacrée l’histoire, et contribue à l’élever au statut de mythe, le mythe de la tragédie Atréides. Dune utilise aussi des milliers de sons de la vie courante, familiers, travaillés à la façon d’un documentaire.


II. Shai-Hulud ou le vecteur


Dune, dans sa forme, est magnifique. Cependant, ces procédés cinématographiques ont un objectif, donner à voir une histoire complexe. Les deux parties forment un tout, le rythme allant crescendo pour finir en apothéose. Inspirés de la tragédie Shakespearienne, le film met en scène des personnages nuancés, qu’on apprécie pour leur faillibilité et parfois leur bassesse. Le film commence comme tout voyage du héros jusqu’à emprunter une voie alternative. Au fil des films, on se rend compte qu’on tombe dans le piège. On veut la réussite de Paul, on le suit, on devient son fidèle. On s’enfonce de plus en plus jusqu’à comprendre que l’on ne peut plus reculer. C’est la complexité des relations entre les différentes maisons et factions, loin de placer l’un comme le bon et l’autre comme le mauvais, qui nous rend sensibles aux destins de chacun et chacune. Ils luttent pour leurs intérêts. L’un veut conserver son trône, l’autre laver l’affront qu’il a subi, le suivant se venger. Ton père ne croyait pas à la vengeance. Eh bien moi j’y crois. Le jeu des acteurs phénoménal ne fait qu’amplifier cette idée. Paul, incarné par Timothée Chalamet, gagne en prestance au fur et à mesure, tandis que Jessica, mère de Paul incarnée par Rebecca Ferguson, perd petit à petit de sa rationalité, de son contrôle. La lutte pour le pouvoir outrepasse toute considération morale, les complots se dessinent au fil du film. 


Le réalisme de la construction de l’univers et du déroulement de l’histoire permet également cette impression de tableau global. Diverses cultures nous sont présentées, chacun avec leur mode de vie et leurs coutumes. Par exemple, le peuple Fremen est divisé selon la géographie, le nord s’oppose au sud, où se trouvent les fondamentalistes qui vénèrent l’arrivée du messie, tandis que le nord se moque de ce fanatisme. Pour cause, le sud est la partie la plus hostile de la planète, toujours soumise à des tempêtes de sable, terreau fertile au développement de croyance dans la difficulté. De même, la peau translucide des Harkonnens est pâle à cause de leurs conditions de vie. Sur Giedi Prime, leur planète, seul la lumière blanche passe à travers l’atmosphère, ce qui cause un monde en noir et blanc, représenté par Denis Villeneuve grâce à des caméras infrarouges à haute résolution, et contribuant à nous dépayser davantage. 


L’œuvre, à travers cette histoire, aborde de plus de nombreux thèmes qui sont encore d’actualité, bien que le matériau d’origine date de 1965. Herbert considérait en effet que même un roman de science-fiction devait porter un message aux lecteurs. Son travail n’est pas un pur divertissement. 


On retrouve par exemple l’idée d’émancipation des peuples colonisés, mais aussi le danger que représente l’alliance entre politique et religion: l'aliénation du pouvoir religieux, sur la colonisation religieuse et sur les dangers de marier la religion et la politique, ou bien l’avertissement face aux personnalités charismatiques. Bien qu’évoluant dans un espace et un temps lointain, Dune apporte des leçons qui s’appliquent à nos sociétés, telles que la lutte pour le pouvoir, que ce soit l’empereur Padishah Shaddam IV, le baron Harkonnen, ou même Paul Atréides qui n’a pas de fins moralement plus hautes que les autres acteurs. Cette lutte se retrouve dans l’impérialisme pratiqué par ceux-ci pour contrôler Arrakis et son épice, qui crée des dépendances et apporte le pouvoir, métaphore d’un pétrole que tous s’arrache et qui justifie l’interventionnisme. 


Le thème de l’écologie est également majeur, puisque l’eau et sa préservation est absolument fondamentale dans cette Arrakis hostile, que les Fremens veulent transformer en paradis vert.  

Enfin, la religion et le mysticisme, conditionnent une grande partie des actions des personnages. Le monde est régi par un obscur ordre de femmes, les Bene Gesserit, qui conseillent les pouvoirs et y exercent leur emprise. Elles veulent atteindre un but bien plus grand: guider l’Humanité vers l’évolution prospère. Pour ce faire, elles usent de manipulations génétiques pour faire naître un jour un être qui serait capable de créer un pont entre le temps et l’espace: le Kwisatz Haderach. Elles disséminent dans l’univers des prophéties, qui leur permettent de contrôler la population. Arrakis n’en est point exempte. Il est ainsi toujours ambigu de discerner si ce qui arrive à Paul relève de miracles, ou d’influences extérieures. 


C’est cette complexité qui fait de la fable Dune un produit humain et nuancé, duquel peut résulter des questionnements fondamentaux. 


III. L’épice, ou le fond


 Dune pose par conséquent de nombreuses questions que nous allons essayer de développer. Tout d’abord, il développe une nouvelle idée du progrès. Dune, serait-ce une science-fiction sans science ? Dans ce monde, le Jihad Butlérien a été mené contre les machines qui conduisaient à la crise de l’humanité. Tu ne feras point de machine semblable à l’esprit humain. Pour contourner cet interdit, c’est l’humanité qui a été développée dans une sorte de Transhumanisme, à travers l’eugénisme des Bene Gesserit et le conditionnement, des mentats (stratèges, gestionnaires et calculatrices humaines). Cependant, toute transformation entraîne immédiatement une faiblesse. Les Bene Gesserit échouent et engendrent un être supérieur incontrôlable, les mentats peuvent être dupés grâce aux ruses. La force de Dune, c’est de nous mettre face à nos contradictions. En somme, l’homme parviendra-t-il à ses fins par le progrès, ou au contraire doit-il le limiter ?


De plus, il aborde la question du lien entre la politique et la religion. Dans ce monde, les puissances sont conseillées par un pouvoir religieux, et la place du mystique y est très forte. Sur les planètes, on attend la venue d’un messie, qui porte plusieurs noms, le Kwisatz Haderach, le messie des Bene Gesserit, le Lisan-Al-Gaib ou Madhi, messie des Fremens. L'œuvre est bercée de termes connotés, comme le Jihad, ou de nombreuses religions, comme le catholicisme zensunni, le saari de Mahomet, produit d’hybridations millénaires. Mais Dune, c’est un paradigme plus singulier. C’est un monde sans Dieu saturé de religion, pour Maxence Collin, journaliste. Cette idée, d’une religion qui a pris l’ascendant sur le progrès est à contre-courant de l’époque positiviste très développée dans la science-fiction. On assiste ainsi à des manipulations pacifiques avec la création de la Bible Catholique Orange qui fusionne les principes des différents courants spirituels pour mener à la paix entre croyants. Mais aussi à des manipulations plus insidieuses, avec la Missionaria Protectiva des Bene Gesserit qui implantent des superstitions. Cela mènera à la Guerre Sainte, 61 milliard de morts que même le messie ne peut arrêter, et que l’on verrait mieux mort et statufié. Dune avertit donc sur la place des croyances dans la politique, qui sont utilisées cyniquement par les puissances et qui contrôlent les populations. 


Dune, c’est donc le résultat de la passion du réalisateur, Denis Villeneuve. Dune c’est un sursaut dans le monde du cinéma, rongé par les blockbusters sans saveurs, qui insuffle de nouveau de la poésie dans les salles obscures. Dune, c’est de la science-fiction réfléchie, qui existe en dehors de son genre. Dune, c’est une tirade de questionnements, c’est une tragédie grecque dans un univers lointain qui combine émotions et pragmatisme. Dune, c’est une passion débordante que l’on a polie pour en faire un diamant. Épice et tout.

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