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Corps et Conscience: L’Écriture révoltée de Nawal El Saadawi

Christy Ghosn for Feminist Union

February

Lire Combien de cœurs, c’est s’exposer au feu d’une parole qui ne s’éteint jamais. Nawal Al Saadawi, écrivaine égyptienne, médecin et militante féministe, ausculte son propre corps, le corps d’autres femmes et, à travers eux, la maladie qui gangrène nos sociétés: le patriarcat. Née en 1931 dans un petit village égyptien, El Saadawi a consacré sa vie à dénoncer les injustices faites aux femmes, tant dans ses écrits que dans ses actions militantes.  Fondatrice de l'Association de solidarité avec les femmes arabes en 1982 (ensuite interdite en 1991) et militante pour l'abolition des mutilations génitales féminines, ses prises de position souvent exprimées à travers ses œuvres lui ont valu des persécutions et des contraintes à l'exil.  En 1981, sous le régime de Anwar el-Sadate en Égypte, son opposition à la loi instaurant le parti unique conduit à son emprisonnement. Libérée après trois mois de détention suite à l'assassinat du président Sadate en octobre 1981, et après plusieurs années d'exil aux États-Unis, Nawal El Saadawi revient en Égypte en 1988, continuant son combat pour les droits des femmes. Elle décède au Caire le 21 mars 2021, laissant derrière elle un héritage littéraire et militant.


Son écriture ne rassure pas, elle bouscule. Elle refuse la complaisance, l’illusion du progrès sans combat. Dès les premières pages, son texte crépite comme une autobiographie, bien que l’autrice s’en défende. Ce n’est pas seulement son histoire que l’on traverse, mais une mémoire collective pour toutes celles qui, un jour, ont senti leur existence corsetée par des traditions, des lois, des silences imposés.


Al Saadawi regarde la médecine comme elle regarde la vie: sans fard. Déconstruisant la binarité des rôles genrés, elle révèle une vérité crue et universelle: nous sommes toutes prisonnières d’un système qui a fait de nos corps des objets de contrôle, de convoitise, de domination.


La science au service de Saadawi


Dans Combien de cœurs, premier roman de Saadawi publié en 1957, l’autrice ne se contente pas de nourrir son propos d’émotions et de réflexions philosophiques: elle intègre également des arguments scientifiques pour étayer sa vision d’une égalité fondamentale entre les hommes et les femmes.


Elle écrit:

« La science nous enseigne que les organes de la vie, qu’ils soient féminins ou masculins, fonctionnent avec la même logique, la même recherche de survie et de bien-être. Toute prétention à l’infériorité est une erreur de lecture des faits. »


Saadawi utilise la science avec une intelligence stratégique, la transformant en un outil de démystification pour rappeler que les différences biologiques entre les sexes n’ont rien à voir avec une quelconque infériorité intellectuelle ou physique des femmes. 


L’un des aspects les plus frappants de Combien de cœurs est la manière dont Saadawi aborde la place des femmes dans le milieu médical. Malgré leurs compétences, elles restent toujours sous-représentées aux postes de pouvoir. En Égypte aujourd’hui, beaucoup de femmes médecins sont largement cantonnées à la pédiatrie et à la gynécologie, les spécialités « attendues » pour elles, tandis que la chirurgie reste dominée par les hommes. Au Moyen-Orient, il nous est souvent appris dès l’enfance que nos mains sont faites pour caresser, non pour inciser. Que nos esprits doivent comprendre le corps des autres, mais jamais prendre le pouvoir sur lui.


Féminité en cage


Nawal El Saadawi fustige également avec une acuité poétique la dévalorisation de la féminité à travers une citation qui frappe par son imagerie singulière:

« Dieu devait sans doute préférer les oiseaux aux filles. »


A la fois dérangeante et profondément évocatrice, cette phrase incarne le rejet systématique de la grâce et de la liberté inhérentes à la féminité dans une société patriarcale. Les oiseaux représentent tout ce que la culture dominante refuse d'attribuer aux filles: l’innocence libre et la capacité de s’envoler sans entrave. Par contraste, les filles sont présentées comme des êtres destinés à porter le poids de la conformité, à être façonnées par des normes qui les limitent dès leur plus jeune âge, sans possibilité de fuir.

« Le conflit entre ma féminité et moi-même a commencé bien avant que je n’aie des attributs féminins, avant même que je puisse reconnaître en moi ce qui, par la force des conventions, devait être perçu comme une faiblesse. » écrivait-elle.


Un cœur libre, mais vulnérable


Alors que tout au long de l’œuvre, Saadawi se présente comme une femme farouchement indépendante, affirmant sa capacité à se suffire à elle-même sur les plans intellectuel et émotionnel, elle conclut pourtant par ces mots troublants:

« J’avais besoin d’un homme pour pleurer. »


Cette confession ouvre un débat sur la nature même de l’émancipation féminine dans son récit. En effet, certains critiques y perçoivent une contradiction avec l’ensemble du discours de Saadawi. Dans un livre où elle prône l’égalité et l’autonomie absolue, admettre une forme de dépendance affective envers un homme peut sembler en décalage avec ses idéaux. La liberté implique-t-elle nécessairement la solitude? Ou bien avons-nous, malgré tout, besoin d’un témoin, d’un appui, d’une présence pour exister pleinement? 


Avec réflexion et d’un point de vue ‘humaniste,’ j’y vois une reconnaissance sincère de la complexité des émotions humaines. Loin de contredire son engagement féministe, cette phrase pourrait illustrer l’idée que l’indépendance ne signifie pas l’absence de vulnérabilité, mais plutôt la capacité à accepter ses émotions sans crainte, y compris dans le cadre de relations interpersonnelles.


L’œuvre de Saadawi, tout en relevant des questionnements intimes, ouvre en somme la voie à une analyse concrète des avancées et des défis rencontrés par les femmes dans le monde arabe. Outre la médecine, d’autres secteurs témoignent également d’une montée en puissance des femmes. Dans l’enseignement supérieur, par exemple, les femmes représentent souvent une majorité dans de nombreuses disciplines, et en droit comme en sciences humaines, elles occupent de plus en plus de postes de responsabilité. Toutefois, le chemin vers une égalité totale reste semé d’embûches. En effet, dans l’ensemble du monde arabe, la condition féminine oscille entre avancées et régressions. Si certains pays, comme l’Arabie Saoudite, ont récemment levé certaines restrictions (droit de conduire, accès au marché du travail,..) d’autres durcissent leur contrôle sur les femmes, notamment en matière de droits civils et vestimentaires. 


Le combat de Nawal al Saadawi reste donc d’une actualité brûlante. Son roman n’est pas seulement une critique du passé, mais un miroir de luttes toujours en cours. Combien de coeurs est une œuvre à lire, pour être secoué, pour questionner et pour ne jamais accepter ce qui nous est présenté comme une fatalité.


Photo credits: freshheadfilms on Flickr

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