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« Ce n’est pas l’Europe que nous voulons » : entre protectionnisme, libéralisme et écologie, l’explication d’une crise agricole européenne

By Maëlys Malaboeuf-Lasselle for European Society

February

Ces dernières semaines ont été marquées par de violentes contestations des agriculteurs dans toute l’Europe : Allemagne, France, Italie, Belgique, Pologne, Lettonie… ont été le terrain de grandes manifestations et blocages de la part du monde agricole. Leurs revendications sont nombreuses : hausse des revenus, améliorations des conditions de travail et de vie, suppression de certaines normes contraignantes en matière d’environnement, et amélioration des politiques nationales. Mais ils témoignent surtout d’un mécontentement général autour de la PAC, la politique agricole commune, qui ne date pas d’hier. Revenons à la mise en place et l’évolution de ce marché agricole européen, source première de la crise.


C’est en 1962 que naît la PAC, suite aux ravages causés par la Seconde Guerre mondiale. Première politique commune de l’Union européenne, ses objectifs sont clairs : accroître la productivité agricole, assurer un niveau de vie décent aux agriculteurs, garantir la sécurité des approvisionnements, stabiliser les marchés, et harmoniser les règles de concurrence. Un système économique de soutien des prix et du marché est donc instauré, afin de relever le défi de l’autosuffisance alimentaire à l’échelle du continent. Réunissant les six pays fondateurs, elle est aussi un moyen de placer l’Europe sous le signe de la paix et de l’unité. Les résultats sont bénéfiques : la productivité alimentaire et la disponibilité des denrées ont augmenté. Néanmoins, les revenus restent faibles. 


C’est alors qu’un certain Mansholt, alors commissaire européen à l’agriculture, propose un plan modernisateur pour résoudre le problème. Appliquée en 1970, cette réforme passe par l’optimisation des surfaces cultivées, et la fusion des exploitations pour agrandir les unités.


L’évolution de la PAC se poursuit en 1984 avec l’instauration de quotas afin de ralentir la surproduction et gérer l’offre, alors supérieure à la demande européenne. La PAC opère un revirement six ans plus tard, lorsque le soutien du marché est abandonné au profit d’une aide directe aux agriculteurs. Toutefois, des premières déceptions se font ressentir : le marché européen s’ouvre aux marchés internationaux, la concurrence s’accroît, ainsi que les pressions économiques qui effraient les agriculteurs. 


Malgré une volonté d’élargir les domaines d’actions de la PAC, à la dynamisation des zones rurales ou à l’écologie, elle est le sujet de fortes tensions, exprimées lors des blocages de ces derniers jours. Des divisions émergent au sein du monde agricole. Certains dénoncent un abandon de la part de l’Union européenne, qui, en dépit de la pression croissante des industriels et de l’accroissement compétitivité mondiale, multiplie ses traités avec les pays producteurs à bas coût, comme le CETA avec le Canada ou le traité avec le Mercosur, vu comme un véritable couteau dans le dos pour les agriculteurs européens. Le 1 février 2024, des milliers de manifestants de plusieurs pays et 1200 tracteurs ont envahi les rues bruxelloises, faisant entendre « ce n’est pas l’Europe que nous voulons », « sortons l’alimentation du libre-échange », « moins de normes ». Les lourdes procédures administratives de la PAC sont aussi visées par le mécontentement. D’autres en revanche, partisans d’une agriculture biologique respectueuse de l’environnement et de la biodiversité, reprochent à la PAC son laxisme en matière d’écologie. C’est aussi le reproche fait à la France, déjà condamnée pour inaction climatique en 2021 et pour non-respect de ses engagements environnementaux en 2023. Suite aux violents blocages en France, Gabriel Attal a décidé de stopper le plan Ecophyto, dont l’objectif était de réduire les usages de produits phytopharmaceutiques de 50% et de sortir du glyphosate, ce qui réveille la colère des agriculteurs écologistes et des ONG environnementales : c’est un « cadeau empoisonné fait aux agriculteurs » selon Marie Toussaint, « à contre sens de l’urgence écologique » selon Agir pour l’environnement (via Le Monde). Des agriculteurs sensibles aux questions environnementales interrogés par Le Monde disent vouloir conserver la production biologique et les traditions agricoles, mais l’abandon progressif de l’Etat, qui a supprimé une aide pour les exploitations biologiques en 2017, complique les choses. Alors que l’agriculture est confrontée aux défis du dérèglement climatique, aucun moyen n’est mis en place par l’Etat pour repenser nos productions et évoluer vers une agriculture plus durable.


Toutefois, l’écologie est un sujet qui divise les agriculteurs. La FNSEA, la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles, s’indigne quant aux normes environnementales comme le plan Ecophyto, qui limitent la production massive et donc favorisent les productions des pays à bas coûts, peu chers, facilement importables par les pays européens, et plus accessibles financièrement aux ménages dans les supermarchés. Elle alerte également sur la dureté du quotidien des agriculteurs, indispensables à notre alimentation, travaillant sans compter, et dont les revenus et les rendements restent pourtant faibles. Or, selon Guilhem Roux, agriculteur économiste, la question n’est pas d’accroître la production mais le profit. Incités par le marché international et la pression en amont des emprunts à rembourser et en aval des distributeurs, ils sont poussés à vouloir toujours produire plus. L’important reste la marge, et un changement de modèle est nécessaire à l’augmentation des revenus des exploitants agricoles. Mais encore faudrait-il un consensus au sein de la communauté agricole, ce qui est loin d’être le cas. La FNSEA ne semble pas faire l’unanimité : sa négligence des questions environnementales lui vaut des critiques, vue comme ayant « sacrifié le bio » (via Le Monde). Les blocages ont finalement été levés après l’appel du syndicat, mais les revendications n’ont pas toutes été entendues : des efforts de la part de l’Etat français sont attendus, sans quoi les manifestations pourraient reprendre de plus belle, risquant à terme une panne agricole sans précédent avec des répercussions à l’échelle européenne. 


Mais la France n’a pas été le premier pays à se mobiliser : effectivement, le mouvement allemand dure depuis janvier, avec le blocage des autoroutes menant vers les grands ports ou les aéroports Les causes sont semblables à la France : ils s’insurgent contre la décision du gouvernement de supprimer les avantages fiscaux sur le gazole agricole, en place depuis 1951, et de taxer les véhicules. Or, cette décision suscite la colère car les agriculteurs n’ont aucune autre solution électrique pouvant remplacer le gazole. Tout ça en subissant de plein fouet les conséquences du dérèglement climatique : sécheresses, gelées tardives, pluies diluviennes qui bouleversent les récoltes et n’arrangent donc en rien le souci des revenus des agriculteurs, à la différence des distributeurs qui en profitent pour s’enrichir. Les subventions, estimées à plus de 9 milliards d’euros par an, alimentent la dépendance des agriculteurs envers l’État. D’autant plus que celui-ci tend à favoriser les grandes exploitations au détriment des petites. Ces révoltes fragilisent directement le gouvernement, jugé déconnecté de la réalité et incapable de répondre aux demandes, alors qu’il mène simultanément un combat depuis quelques semaines contre la montée de l’extrême droite en Allemagne. 


Même chose dans les autres pays européens : l’Italie, troisième puissance agricole de l’Union européenne, a vu ses agriculteurs aux portes de la capitale, rejoint ensuite par les syndicats espagnols, puissance exportatrice de la plupart de nos fruits et légumes, et portugais qui bloquent contre la Politique Agricole Commune, la précarité et la sécheresse que le secteur connaît depuis maintenant 3 ans. Mais aussi Belgique et Pays-Bas où des feux ont été allumés ; Pologne, Bulgarie et Lettonie qui dénoncent une concurrence déloyale de l’Ukraine ; Grèce où les agriculteurs déplorent le retard des indemnisations suite aux feux de forêts et inondations qui ont ravagé le pays l’an dernier. Enfin, contre toute attente, les agriculteurs suisses rejoignent le mouvement le 3 février, avec une première journée de mobilisation contre le maintien des importations de céréales et de denrées alimentaires russes dans l’Union. 


Cette crise est donc révélatrice de défis de taille, mais également de discordances profondes concernant la politique agricole : alors, comment concilier ces revendications, comment satisfaire à la fois les agriculteurs qui souhaitent augmenter leurs productions et leurs revenus, tout en prenant en compte les enjeux écologiques du siècle, mis en avant par les partisans d’une transition agroécologique ? 



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