Lubin Parisien
November
Alors que la Russie entamait son invasion de l’Ukraine, les pays européens ont décidé d’adopter des sanctions contre le régime de Vladimir Poutine. Au milieu de l’Europe, la Suisse apparaît bien seule et encerclée par une Union européenne qu’elle refuse de rejoindre. Le pays a pour mantra sa sacro-sainte neutralité; pourtant, le pays a rapidement endossé les sanctions contre la Russie tout en expliquant qu’« elle ne favorise aucun belligérant sur le plan militaire. » Mais même les défenseurs les plus acharnés de la ‘neutralité’ suisse comme l’UDC – un parti d’extrême-droite – semblent moins neutres qu’ils veulent le faire croire et cultivent une proximité discrète avec le Kremlin et ses idées. En outre, les fonds des oligarques russes en Suisse ne sont pas gelés ou sinon à la marge. Les discours sur la neutralité suisse ne sont sûrement pas neutres et défendent des visions très particulières de la place du pays dans le monde.
L’irénisme suisse apparaît comme une imposture pour mieux s’afficher comme les défenseurs de la paix et surtout promouvoir des intérêts particuliers moins nobles. La neutralité cache toujours une vision politique qui n’a ontologiquement rien de différent de celles qui ne se dissimulent pas derrière la neutralité.
Des neutralistes très partisans
La neutralité a plusieurs avatars: on s’abstient, on ne dit rien, on ne fait rien. Quelles positions politiques peut-on exprimer quand on ne s’exprime pas? Se dire neutre permet de se placer en-dehors d’un débat, en-dehors d’une guerre. Néanmoins, un acteur politique comme un Etat ne peut s’extraire de l’espace politique, dans lequel il est par définition. En se mettant en-dehors d’un débat ou d’un conflit, un acteur politique choisit de se mettre dans une position particulière qui n’a rien d'évident. Derrière chaque discours de neutralité, on peut déduire l’expression d’une certaine vision qu’un acteur politique a de lui-même et de la relation qu’il entretient avec l’objet ou la conflictualité au sujet duquel il prétend être à l’écart.
La guerre en Ukraine a suscité la désapprobation d’une grande partie de la communauté internationale et c’est pourquoi en février 2023 une résolution est présentée à l’Assemblée générale de l’ONU est adoptée par 141 pays. Cependant, des Etats prétendent être neutres, comme la Suisse, et parmi eux 32 Etats se sont abstenus et 13 étaient absents. Sont-ils vraiment neutres? Des grandes puissances comme l’Inde et la Chine n’en ont-elles rien à faire? Le Venezuela, proche de la Russie et exclu de l’ordre mondial promu par les Occidentaux et les démocraties latino-américaines, est-il le seul pays absent au vote du continent par pure indifférence? On peut en douter; de fait, les lignes de fractures relevées lors du vote ne sont pas le fruit du hasard, mais reprennent celles séparant la communauté internationale sur la conception d’un ordre mondial. Les observateurs ne s’y sont pas trompés, le journal Le Monde parlait au sujet de l’abstention de pays africains pour la résolution de 2022 d’une « abstention calculée » et motivée par diverses raisons, comme la progression de discours russophiles dans le continent ou la méfiance et la distance face à un ordre occidental décrié. Cet ordre est aussi contesté par la Chine ou par l’Inde, qui essaient de s’émanciper de façon différente de la seule tutelle occidentale sur le concert des nations. Bref, dans les relations internationales, le silence est bien révélateur, il indique ainsi la conception qu’on a de l’ordre mondial à défendre, par exemple avec la méconnaissance du primat du droit international dont font preuve les pays s'étant tus face à la guerre en Ukraine. La neutralité perd de son sens, elle n’a substantiellement rien de différent avec d’autres approches et rhétoriques défendant d’autres idées politiques par définition partisanes.
C’est aussi le cas dans les universités concernant le conflit à Gaza et les mouvements contestataires qui s'ensuivent. Sciences Po Paris est un exemple parlant: le 4 octobre, le ministre de l’enseignement supérieur Patrick Hetzel a déclaré dans un communiqué citant Sciences Po Paris qu’il « condamne fermement ces actions [de contestation face aux évènements en cours à Gaza et au Liban], qui vont à l'encontre des principes de neutralité et de laïcité du service public de l’enseignement supérieur. » Cette neutralité s’oppose à des revendications politiques précises et en brident l’expression. La neutralité ainsi proclamée a en réalité de lourdes significations: premièrement, l’université est vue comme le lieu de débats aseptisés et non pas le lieu de contestations chocs que certains qualifient de violentes. C’est une vision que l’on peut tout à fait défendre, mais ce n’est pas neutre. Deuxièmement, le refus de condamner clairement la politique israélienne n’est pas une évidence ni une expression d’une vraie neutralité, mais plutôt un choix politique tranché et révélateur d'une certaine vision de cette politique, jugée suffisamment explicable et pas si clairement illégale au regard du droit international. Troisièmement, une telle neutralité révèle surtout un certain rapport entre l’université et le monde extérieur, l’institution n’étant pas censée interférer avec les enjeux extérieurs, mais simplement censée en rendre compte dans un format académique.
Là encore, une telle vision politique est défendable et peut faire l’objet d’une argumentation sérieuse. Néanmoins, la neutralité est empiriquement une imposture cachant la réalité d’une posture tranchée qui s'oppose à d’autres paradigmes politiques. Là encore, la neutralité ne diffère pas en soi d’une position politique partisane. Pourtant, la neutralité a quelque chose de substantiellement différent – c’est une imposture à la coloration conservatrice.
L’extrême-centre ou la défense d’un ordre établi
La neutralité permet d’anesthésier le débat sur les choix pris par le pouvoir politique en place. Le même fait se vérifie avec les universités « neutres » vis-à-vis du conflit à Gaza: en refusant d’ouvrir clairement le débat sur les partenariats avec des universités israéliennes et avec le rejet de la création d’un groupe de travail spécial, Sciences Po Paris conforte une réalité dans le débat public français et notre politique étrangère. En effet, on constate une bienveillance injustifiée face à un Etat dont les politiques pourraient nous inviter à questionner la pertinence de la proximité actuelle entre nos deux pays. C’est là que réside le vice avec la neutralité en politique: il s’agit d’une rhétorique défendant l’ordre établi par le pouvoir politique sans s’afficher sincèrement. Cet ordre politique refuse qu’on le questionne et se dissimule derrière la Raison avec une majuscule et dans des retranchements qu’on ne peut pas attaquer sur le fond car la neutralité impliquerait l’absence de positions politiques à critiquer. C’est pour cela que les discours se réclamant de la neutralité et de ses avatars soi-disant apartisans doivent susciter notre méfiance: ils empêchent un débat sincère et explicite sur l’ordre établi et surtout sur les autres que nous pourrions établir.
En outre, la neutralité en politique et son édification comme principe même de la politique a une histoire particulière liée à l’extrême-centre. L’historien Pierre Serna est l’initiateur de ce concept dont il fait remonter l’application à Napoléon Bonaparte et au Consulat. Il identifie trois éléments pour définir l’extrême-centre: « se placer au-dessus des clivages en adoptant une rhétorique de la modération, » « défendre un certain opportunisme en prenant les meilleures idées de chaque camp » et « la conquête et le maintien d’un pouvoir fort, » principe dont Pierre Sterna souligne la contradiction avec le supposé dépassement des idéologies.
Le premier principe se vérifie avec la posture de l’Afrique du Sud qui justifie son abstention sur la résolution de 2023 condamnant l’invasion de l’Ukraine par la nécessaire contribution à une « conclusion constructive [de pourparlers] conduisant à la création d’une paix durable en Ukraine, » formule incluse dans un communiqué n'évoquant jamais la Russie et appelant à une position de surplomb de l’Assemblée générale. Le second principe est appliqué par des personnalités politiques voulant s’emparer du pouvoir avec une large assise, comme ce fut le cas d’Emmanuel Macron en 2017 lorsqu’il prônait le « en même temps. » Le caractère répressif d’une neutralité se parant des atours de la seule raison et de la seule responsabilité apparaît comme une évidence quand l’administrateur provisoire de Sciences Po Paris Jean Bassères prit la décision de faire appel aux forces de l’ordre pour déloger ceux qui occupaient le campus de Paris et quand il s’agissait de lancer des procédures disciplinaires contre des militants.
La neutralité qui s’exprime dans le débat public a quelque chose de dangereux dans le sens où elle légitime des projets politiques souvent répressifs et conservateurs, dans le sens où ils ne portent aucune volonté de changement des structures de la société et entendent au contraire faire taire le débat sur un tel changement. La dangerosité réside aussi dans l’imposture déjà révélée précédemment. Le philosophe Alain Deneault relève ainsi que « l’extrémisme de l’extrême centre tient à son rejet de tout ce qui n’est pas lui » : la neutralité en politique est le paravent à une telle posture et est en tout cas une défense inavouée–peut-être inavouable–d’un certain ordre établi ou de certaines orientations programmatiques qui n’ont substantiellement rien d’apartisan.