Lubin Parisien
October
Le 20 septembre, le corps de Philippine est retrouvé au bois de Boulogne. Thomas a été tué à Crépol en 2023. Lola est assassinée en 2022 dans des conditions abominables. Ces trois faits divers ont défrayé la chronique avant d’être oubliés. Ce qui a retenu l’attention d’une certaine presse et de politiques, ce n’est pas l’horreur que constitue l’assassinat d’enfants ou d’adolescents, mais un point précis du profil des accusés: des immigrés sous OQTF (obligation de quitter le territoire français). En quoi cette dernière information nous renseigne-t-elle sur la nature des affaires évoquées plus tôt? Cela ne nous éclaire en rien. En réalité, ces affaires cristallisent autre chose, une angoisse qui semble généralisée sur l’immigration. Ces discours suscitent une montée des violences de groupes ethno-nationalistes et de la violence verbale des politiques dans les médias. Au vu de la division du pays, il apparaît nécessaire de réfléchir collectivement aux bornes à imposer à la parole politique afin de préserver le vivre-ensemble.
Des tabous bien présents en politique
Pouvons-nous tout dire en politique? A l’évidence non: on ne peut pas nier l’existence de la Shoah—c’est la loi Gayssot de 1990. On ne peut pas inciter à la haine ni faire l’apologie du terrorisme, opérer des discriminations ou encore nier la Shoah. Contrevenir à ces lois ne fait pas qu’attirer les foudres de la justice mais aussi une vive réprobation, même si cela semble de moins en moins vrai. La négation de la Shoah est ainsi un tabou et heureusement. Robert Faurisson a de cette manière été lourdement dénoncé par Robert Badinter, qui incarnait le défenseur de la vérité historique et d’une certaine conception du pays, lors du procès qui lui a été intenté pour diffamation. Le négationnisme ou l’apologie du terrorisme font donc l’objet d’un tabou très fort. On associe souvent le terme de tabou à des pratiques moyenâgeuses et enfiévrées de mysticisme: en réalité un tabou est simplement l’interdiction dont est frappé une pratique ou un discours contrevenant aux normes ou aux valeurs communes. De fait, l’interdiction de la tenue de propos révisionnistes permet d’interdire les discours antisémites sous couvert de fausses controverses historiques. La liberté d’expression n’est pas absolue, on place au-dessus la nécessité de garantir l’effectivité de la devise républicaine pour l’ensemble de la population. Néanmoins, des discours qui excluent des parties entières de la population du pacte républicain sont tenus et semblent passer entre les mailles du filet.
Le constat: des discours qui excluent
Il nous faut d’abord voir comment une certaine phraséologie fracture le tissu social et l’unité du pays. C’est à partir de ce premier constat que l’on doit réfléchir à l’état actuel des débats politiques et aux éventuels rééquilibrages.
Marine Le Pen déclarait le 21 novembre 2023 à Valeurs actuelles au sujet du meurtre de Thomas à Crépol qu’on « assiste à une attaque organisée, émanant d’un certain nombre de banlieues criminogènes dans lesquelles se trouvent des “milices” armées qui opèrent des razzias. » Il est nécessaire de décortiquer cette phrase pour comprendre les sous-entendus. Est criminogène ce « qui produit ou favorise la propagation du crime, des délits; qui donne naissance à la criminalité. » Pourquoi Mme Le Pen qualifie-t-elle les banlieues de criminogènes? Quelles caractéristiques ont les banlieues dans les discours du RN (Rassemblement National) de Marine Le Pen qui expliqueraient la qualité criminogène de ces banlieues? Parle-t-elle souvent des questions urbanistiques liées aux banlieues françaises? Quel critère commun réunit les banlieues des villes françaises dont elle parle dans l’ensemble de ses discours?
C’est de l’immigration, en particulier une immigration extra-européenne et musulmane, dont parle couramment Marine Le Pen et ses alliés quand il s’agit de dénoncer les maux dont sont affectées les banlieues. Ainsi, analysons les « milices armées » qui auraient lancé contre Thomas à Crépol une « attaque organisée. » Il y a derrière une idée d’organisation qui permet de décrire ces mêmes banlieues assez fantomatiquement définies comme dotées de communautés propres, indépendantes et séparées: Marine Le Pen entérine là une supposée frontière entre les banlieues et le reste la France, sachant qu’elle associe aux premières une population immigrée. Nous avons là un faisceau d’indices que nous pouvons encore étoffer, et qui, accompagné de la connaissance du contexte idéologique dans lequel s’exprime Mme Le Pen, montre une volonté d’entériner la marginalisation—si ce n’est l’exclusion—de certains territoires et de certaines populations de la République. Ces discours, associant immigration et délinquance, islam et séparatisme, excluent une partie importante de la population en remettant en cause et en posant la question de leur volonté de faire nation ou de vivre en paix, et ce à cause de déterminants identitaires supposés qui leur seraient propres: l’islam et leurs origines.
Faisons ensuite un second constat: ce genre de propos inquiète. Ils inquiètent notamment les immigrés, qu’ils soient français ou non, qu’ils soient sur le territoire de façon régulière ou non—avec dans ce dernier cas une grande diversité de situations, de la pure clandestinité au blocage administratif. Par exemple, le journal local L’Union a recueilli le témoignage d’Eliane, arrivée de Guinée en 2014. Son titre de séjour n’est pas renouvelé en 2023 alors qu’elle a trouvé un emploi stable, sa demande de naturalisation s’est perdue dans les oubliettes de la préfecture de la Marne: avec les législatives de 2024, « elle craint que l’étau ne se resserre par pure idéologie. [...]. “Je ne regarde pas trop la télévision parce que c’est l’heure où je rentre ou bien je m’occupe des enfants. Ils m’ont demandé si on allait devoir partir.” » Citons encore le témoignage d’Aliy (son prénom a été modifié): « L’année dernière, il [...] devait supporter un patron pro-Zemmour. “Quand son fils venait, il ne nous parlait pas, à nous les Noirs. Il ne nous regardait même pas”. »
Les discours d’un parti comme le RN et de toute une galaxie d’extrême-droite ne sont pas de simples projets débatables sur la politique du pays, ce sont des discours qui remettent en question l’intégration de millions de personnes. Ces dernières n’ont plus—ou n’ont jamais eu—le sentiment d’appartenir à la même société à égalité avec le reste des habitants et citoyens. Ces discours heurtent, ils nous incitent à nous demander si notre pays est bien capable d’accepter des minorités comme les personnes racisées. A ce titre, la possibilité de porter de telles idées doit faire l’objet d’un débat clair car il s’agit de savoir quel commun nous voulons construire.
La préservation d’une liberté d’expression
Pour défendre la possibilité de prononcer des discours qui excluent et archipélisent la société, on invoque souvent la liberté d’expression, droit fondamental inhérent à chaque individu. L’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen énonce: « tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Tout le malice réside dans la notion d’« abus ». Remarquons cette chose sans doute banale: la liberté d’expression n’est pas absolue et sans bornes, nous l’avons déjà montré au sujet de la loi Gayssot contre la négation de la Shoah.
La régulation de l’expression politique ou même de l’expression tout court quand elle a un impact politique est une vieille idée. Dans La République, Platon consacre des passages entiers à analyser des vers d’Homère afin d’expliquer pourquoi ceux-ci doivent être bannis de la cité cherchant à guérir des maux de l’injustice pour assainir les réflexions des gardiens de la cité. Il considère même que les poètes promouvant l’affadissement de l'esprit des gardiens de la cité et l’excès doivent être chassés. Platon a à peu près 2400 ans, il convient de hausser les sourcils sur ses préconisations. Néanmoins, abstraction faite du projet politique concret du philosophe, cela fait plus de 2400 ans que nous savons que les discours politiques prononcés dans la cité modèlent notre façon de penser et de percevoir. La maîtrise de la parole est un enjeu majeur identifié par Platon et par toutes les monarchies, dictatures et démocraties pour se maintenir en plus de deux millénaires.
Cependant, il est vrai que la liberté, notamment celle d’expression, est souvent associée à un étrange relativisme qui consiste à dire que toutes les opinions se valent, qu’on peut tout dire. Il nous faut réfuter ces réflexions communes: tout projet politique—la République par exemple—porte un idéal absolu et non négociable. La liberté, l’égalité et la fraternité sont cet idéal en France, et nombreuses sont les interprétations possibles pour sa mise en application, c’est pourquoi il faut laisser un large pluralisme politique pour enrichir ces valeurs. Nous avons parlé des limites à la liberté d’expression, mais les contraintes à cette limitation sont les mêmes: la perpétuation de la liberté et le respect de l’égalité. Il ne faut pas de censure comme les dictatures savent en faire, il faut bien au contraire que les tabous à observer dans notre société fassent l’objet d’une réflexion collective éclairée. Si la liberté d’expression n’est pas une fin en soi, c’est un instrument indispensable.
Une repolitisation de nos tabous?
Aujourd’hui, après la décolonisation et les progrès permis par l’accroissement de la tolérance, il convient de ne pas utiliser des mots comme « négre » ou « bougnoul » car il s’agit désormais de termes qui renvoient à une mémoire douloureuse et à un présent qui doit toujours se défaire des griffes du fait colonial. Ces mots font l’objet de tabous tels qu’on n’ose pas les prononcer, remplacés par exemple par l’expression « n-word ». L’opprobre dont sont objets ces mots montrent que la société n’est plus encline à voir les manifestations éclatantes du racisme et de l’exclusion. Néanmoins, des discours comme celui de Marine Le Pen que nous n’avons que brièvement décortiqués sont publiés et presque normalisés. Nos tabous ne semblent pas être le fruit d’une réflexion collective aboutie.
En ce sens, on peut proposer une repolitisation de nos tabous. Il ne faut pas éviter le mot « négre » car c’est inconvenant ou désagréable, mais parce que l’usage courant de ce terme perpétue des structures de domination blanche héritée de la colonisation. Il faut proscrire les discours racistes et dédaigneux de l’extrême-droite car ils vont à l’encontre de notre projet politique commun: faire nation. Ernest Renan, dans Qu’est-ce qu’une nation en 1882, écrit qu’une nation a deux facettes: « l’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble. » Lorsqu’un discours remet en cause l’appartenance ou la volonté d’appartenance d’une partie de la population, il sape méthodiquement la base de toute nation: la volonté commune de faire corps. En France, cette volonté s’incarne dans la devise républicaine. On peut céder à la grandiloquence en disant que pour défendre la nation, il faut faire taire le poison de la division. Par division, on n’entend pas les nécessaires désaccords sur les politiques à adopter, mais au contraire l’éclatement même de la nation. Et c’est bien là la conséquence des propos d’une Marine Le Pen. Le doute est instillé quant à l’inclusivité de la nation, car les immigrés, les personnes racisées, etc. se sentent et se savent exclus du pacte républicain. Pourtant, la tolérance s’accroît dans la société même si les résultats électoraux ne le marquent pas.
Il faut sortir de ces situations mortifères, il faut stopper le poison avant qu’il puisse être proféré. Pour préserver le pacte républicain dont la liberté est un des trois principes, il n’y a aucune difficulté à rejeter les diverses phraséologies que nous avons dénoncées. La liberté d’expression n’est pas un prétexte suffisant pour s’y opposer, au contraire, notre liberté d’expression n’est que la conséquence et l’outil du projet républicain qui va à l’encontre de tout ce que l’extrême-droite promeut. Ces tabous doivent être investis de la force de la loi, à terme il n’y a pas à avoir de gêne à combattre structurellement les idées du RN, de Reconquête, de l’Action française et notamment la préférence nationale. La question aujourd’hui doit être de savoir comment procéder. Un fait apparaît désormais clairement: des tabous sont nécessaires en politique car ils protègent ce qui permet la politique: la volonté de vivre ensemble.